Retour vers le futur #3

Par Casimir Pellissier Retour Vers le Futur - Carnet de voyage Aucun commentaire sur Retour vers le futur #3

Carnet de voyage d’un entrepreneur made in France.

 

Entrée #3 : 29 avril 2021

 

Lorsque j’ai appris que notre dossier de candidature au plan France Relance avait été retenu et que nous serions accompagné par l’Etat dans notre développement des prochaines années, pour tout dire, ça m’a semblé irréel. Car dans le fond, Robin Aircraft a toujours été une entreprise à taille humaine, fière de travailler à la main pour une France qui pilote avec le coeur, loin des gros avionneurs comme Airbus ou Dassault et de leurs enjeux macroéconomiques, quasi-géopolitiques.

Puis la visite du préfet Sudry, suivie de celle du Président Macron à Darois, ont donné un peu plus de corps à cette réalité qui  semble désormais indéniable: oui, nous pouvons, oui, nous allons encore grandir, progresser… et recruter.

Car bien sûr, comme pour toute entreprise artisanale, grandir n’est pas un processus naturel mais au contraire un effort soutenu, exigeant une prudence redoublée. Tout particulièrement quand il s’agit de recrutement. Mais chaque avion demande déjà tant d’attention à des détails si décisifs que de prendre le temps de bien recruter ressemble souvent à un luxe.

En fait, pour gagner ce temps précieux, je me demande parfois si je ne pourrais pas me faire remplacer par une machine.

Un algorithme bien rôdé doit bien exister qui serait capable de faire mieux que moi toutes ces tâches quotidiennes, qui saurait grosso modo gérer les ressources à disposition et les mettre à profit avec un minimum de pertes. Non?

Oui.

Mais en fait non.

Parce que cet algorithme serait proprement incapable de tenir compte de cette énergie miraculeuse qui alimente notre savoir-faire depuis toujours: l’humain.

Le savoir-faire n’est pas une ligne sur un CV, c’est avant tout un état d’esprit. Savoir faire, c’est d’abord vouloir apprendre. C’est être capable de répéter des gestes exacts avec la certitude de pouvoir les affiner indéfiniment, et donc savoir qu’on ne sait jamais tout.

Les piliers de notre savoir-faire, depuis soixante ans, sont ceux qui nous sont restés fidèles en même temps qu’à eux-mêmes en dédiant toute leur carrière à le perfectionner.

Mais si les avions qu’ils ont fabriqués depuis leurs débuts semblent avoir des carrières infinies, il n’en va malheureusement pas de même pour eux: la retraite nous les confisque un à un. Et même si la plupart ne peuvent s’empêcher de régulièrement nous rendre visite, voire de nous rendre service, les faits sont ce qu’ils sont: nos historiques s’en vont.

Et recruter prend des airs de reconquête.

Car nous voilà face à une nouvelle époque. Une époque bien remplie et très pressée qui, à force de balloter ses jeunes de crise en crise, a fini par leur retirer le goût de la durée. Et c’est parmi ces jeunes que je dois trouver les nouveaux piliers, ceux des cinquante prochaines années.

Depuis quatre ans, pour recruter quinze salariés supplémentaires, j’ai vu défiler pas moins de cinquante nouvelles têtes dans les ateliers. La différence entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis ne tient pas seulement aux aléas de la vie privée, mais également à des différences de sensibilité vis à vis du métier.

Pour une entreprise à très forte valeur ajoutée, une recrue ne peut donner sa pleine mesure qu’après une longue et coûteuse formation sur le tas. Une fois cette formation assez avancée pour la laisser travailler seule, deux choix s’offrent à cette recrue: ou bien elle estime avoir acquis le savoir faire, ou bien elle comprend que le savoir-faire ne s’acquiert pas. Dans le premier cas, l’illusion d’avoir « fait le tour » l’enverra bientôt ailleurs, et bon vent à elle. Dans le second, elle aura appris qu’on peut toujours faire mieux.

Mais la bougeotte est générationnelle, et dans un cas comme dans l’autre, si la recrue décide de s’en aller après seulement quelques années, ce sera de toute façon en pure perte pour l’entreprise. Car alors il faudra à nouveau recruter, à nouveau former, à nouveau investir en espérant que la recrue suivante s’inscrive dans la durée. Sans quoi, il faudra à nouveau tout recommencer… Un vrai cercle vicieux.

C’est rageant, et pourtant je comprends. Je comprends ce désir, ce besoin de mouvement. Il nous est arrivé à tous d’avoir envie de changer de poste, de boite, de métier. Surtout dans les moments difficiles, évidemment.

Mais au travail comme en amour, c’est la passion qui fait durer.

La passion des avions Robin, c’est en tout cas ce qui m’a donné envie de prendre le relai qu’on me tendait et ce qui me donne chaque jour envie de rendre ce qu’on a investi en moi de patience et de confiance quand je suis arrivé. Et je crois que c’est exactement ce que je dois maintenant m’efforcer de transmettre à cette nouvelle génération qui fabriquera des avions Robin pour le prochain demi-siècle. Je dois m’efforcer de leur faire ressentir à leur tour cette passion, cette fierté de perpétuer quelque chose de noble, de durable, de cohérent.

Car oui, bien sûr, les moyens doivent être en cohérence avec la fin: aussi durables que ces avions qu’on fabrique.

Et pour rester cohérent, Robin ne pourra jamais se laisser tenter par la méthode de déqualification du travail qui rendrait pourtant tout plus simple en rendant tout le monde dispensable. Non, on ne pourrait résolument pas non plus se laisser avoir par ce vilain tour de passe-passe qu’on appelle « mécanisation de la production » qui ferait disparaitre notre âme en transformant nos sachant-faire en pousse-bouton.

Pourquoi se donner la peine de faire du made in France si c’est pour le faire avec des machines made in China?

Alors il faut résister. Un être humain n’est pas une machine: il n’a pas été conçu pour effectuer une seule tâche mais pour être capable d’en maîtriser une infinité. Mais à la différence d’une machine, il a en contrepartie besoin d’estime, de reconnaissance, et surtout de variations, de nuances, de changements réguliers. Alors au lieu de serrer bêtement la vis, il faut  laisser du « jeu » dans la structure des ateliers, pour garder cette souplesse indispensable à toute architecture humaine. En fait, je crois qu’il faut laisser assez de place à chacun pour pouvoir se dépasser.

Recruter, c’est ouvrir sa boite à quelqu’un, pas l’enfermer dedans.

Si nous choisissons, nous entrepreneurs, de faire confiance à la mobilité naturelle de cette nouvelle génération, nous pouvons la canaliser de façon très constructive. Car elle n’est pas une fuite en avant, mais une force de progrès.

C’est donc avec cette force qu’il faut transformer le cercle vicieux en cercle vertueux au sein même de l’entreprise en encourageant la polyvalence et en ménageant des passerelles entre les postes, et même, pourquoi pas, entre les ateliers. Ceci pour que chacun puisse évoluer selon la force de sa volonté  et qu’ainsi ce cercle vertueux puisse tourner naturellement et fasse tourner l’entreprise à son tour.

Garder l’être humain au coeur de la fabrication de ces machines, la voilà l’aventure.

Et puis de toute façon, tous ceux qui ont vu Matrix ou Terminator le savent, si on laisse les machines fabriquer des machines, ça va forcément mal tourner.

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